• Contes d'Henri Gougaud : L'invisible

    L’Invisible

     

    C’était au temps d’avant les villes. Dans la montagne, au grand là-bas, au bord du lac où vont les rennes était un village d’Indiens. Au bout de ce village était une cabane solitaire sur le rivage. Là vivait un homme puissant mais invisible aux yeux des gens. Son corps était d’air transparent. Il avait une sœur cadette qui s’occupait de sa maison, de ses repas, de ses habits. D’elle seule il était visible. C’était un chasseur invincible et si beau, à ce qu’elle disait, que toutes les filles du lieu désiraient être aimées de lui. Sans rival est l’amant rêvé. Il peuplait donc leurs jours, leurs nuits. Mais il ne pouvait épouser que celle, subtile entre toutes, qui le verrait comme il était

    Et donc les choses allaient ainsi. Quand l’Invisible, au crépuscule, s’en revenait du haut du mont, sa sœur disait à ses compagnes :

    - Mon frère arrive. Qui le voit ?

    - Moi ! disait l’une.

    Et l’autre :

    - Moi !

    - De quoi est fait son vêtement ?

    - De cuir fauve !

    - De tissu rouge !

    Elles n’avaient rien vu. Elles mentaient.

    - Frère, rentrons.

    Ils s’éloignaient et les filles restaient pensives à regarder leur songe fuir.

    Or, au village, étaient trois sœurs. La plus grande était une teigne. La deuxième avait le cœur sec. La cadette était maladive. Les deux autres la détestaient, elle était leur souffre-douleur. Elles lui charbonnaient la figure, elles riaient d’elle, elles la battaient. La pauvre ne protestait pas. Elle fuyait quand elle le pouvait ou se laissait faire, innocente, les mains sur ses cheveux défaits. Vint le jour où les deux aînées s’excitèrent assez l’une l’autre pour vouloir tenter, elles aussi, d’attirer l’œil de l’Invisible. Elles s’attifèrent joliment. Robe de daim, tresses fleuries, bracelets de cailloux polis, ceinture ornée de coquillages, elles prirent le chemin du lac. Le soleil s’enfonçait dans l’eau.

    - Mon frère arrive. Qui le voit ?

    - Moi ! dit l’aînée.

    - Moi, moi ! dit l’autre.

    - Comment tire-t-il son traineau ?

    - Avec une lanière verte. Comme il la tient, comme il est beau !

    - Non, avec un rameau d’osier !

    - Frère, rentrons. Ces filles mentent.

    Les deux sœurs cognèrent du pied et s’en retournèrent chez elles.

    Leur cadette, le lendemain, figure noircie, jambes nues, s’en fut ramasser dans le bois quelques écorces de bouleau. Elle peignit, dessus, quelques daims, avec soin, en tirant la langue. Elle en décora ses haillons, puis elle chaussa des mocassins aussi vieux que son père mort, et quand rougit le fond du ciel elle descendit au bord de l’eau. Ses deux aînées la poursuivirent.

    - Honte, honte, tu nous fais honte ! Tu pues la cendre et le charbon ! Retourne à ton terrier, renarde !

    Elles lui jetèrent des cailloux. D’autres filles, sur son chemin se la désignèrent en riant.

    - Voyez-moi cette mendigote ! Ecartez-vous, elle a des poux !

    Seule la sœur de l’Invisible l’accueillit avec amitié. Assurément elle savait voir ce que ne voient pas les yeux sales.

    - Mon frère arrive. Le vois-tu ?

    - Oui, je le vois, dit la petite.

    - La lanière de son traineau, dis-moi, de quoi est-elle faite ?

    - Des sept couleurs de l’arc-en-ciel.

    - Et la corde de l’arc qu’il porte ?

    - C’est le chemin blanc des Esprits, la voie lactée, la lumineuse.

    - Viens avec nous, lui dit la sœur.

    Elle prit la fille par la main, elle la mena dans sa maison, elle lava son corps, sa figure, elle lissa ses longs cheveux noirs, puis dans un coffre de bois bleu elle prit une robe de noce, elle en vêtit son invitée aux yeux pareils à des étoiles. Enfin l’époux entra, rieur et magnifique. Il lui dit :

    - Femme, te voici.

    Elle le regarda sans répondre, et le conte se tait aussi.

     

    (Henri Gougaud, Le livre des Chemins)

     

    sur la route de Tautavel 1

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