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CONTES d'Henri Gougaud (La bonne question)
La bonne question
- Si j’ai bien compris, Samuel, ton ambition est d’être un jour le maître le plus vénérable de Varsovie et sa banlieue.
- En effet, rabbi, je l’avoue. J’aimerais être assez savant pour qu’aucune question au monde ne puisse me clouer le bec. Je veux avoir réponse à tout.
- Et donc pour cela, mon garçon, tu apprends par cœur le Talmud.
- J’en ai lu déjà cent-deux pages et quatorze lignes et demi.
- Félicitations, Samuel. Tu auras donc, assurément, la réponse à l’énigme simple que j’aimerais te proposer. Veux-tu l’entendre ?
- Volontiers.
- Ecoute donc, et imagine. Deux malfaiteurs, une maison. A l’intérieur, un coffre-fort. Toutes les issues sont fermées. Par où passer ? Ils s’interrogent. Ils trouvent : par la cheminée. Ils escaladent une gouttière, trottent sur le faîte du toit, se faufilent dans le conduit, tombent dans les cendres de l’âtre. Ils se relèvent. Ils se regardent. L’un est noir de suie, l’autre non. Il est propre comme un sou neuf Lequel des deux va se laver ?
- Trop facile, rabbi. Le noir.
- Erreur, Samuel. Réfléchis. Le noir voit son compère blanc. Il se croit donc semblable à lui. Mais le blanc, voyant l’autre noir, s’imagine noir, comme lui. Tu me suis ? Alors, qui se lave ?
- Le blanc, rabbi.
- Mais pas du tout ! Le blanc va se laver, d’accord. Logiquement, que fait le noir, quand il voit l’autre sous la douche ?
- Oui, bien sûr, il y va aussi. Ils se lavent donc tous les deux.
- Samuel, mon fils, reste calme. Respire bien. Concentre-toi. Tu vois, je ne m’énerve pas, mais sacré bon sang de bonsoir, ne tire pas trop sur la corde. Je répète donc ma question. Deux voleurs (non, je ne crie pas) descendent par la cheminée. L’un arrive noir, l’autre blanc. Qui va se laver, mille diables ?
- C’est pas les deux ?
- Non, non et non ! Le noir ne va pas se laver puisqu’il voit son compère blanc. Et pourquoi le blanc irait-il quand le noir n’y va même pas ? Tu as compris, tête de mule ?
- Oui, oui, rabbi, c’est bon, c’est clair, tout va bien, aucun ne se lave.
- Tu sais que tu me désespères ? Non, je ne veux pas te froisser, mais tu me sembles bien parti pour le balayage des rues les jours de grand vent sur la ville. Bougre de borgne du cerveau, deux voleurs, une cheminée. Imagine. Visualise. L’un est noir de suie, c’est normal. Comment l’autre pourrait-il être, le cul dans l’âtre, immaculé ? Avant de penser aux réponses, tu dois apprendre, mon garçon, à poser les bonnes questions. Le chemin du savoir est long. Tu n’es qu’au seuil de ta maison. Un pas après l’autre. On commence.
(Henri Gougaud, Le livre des chemins)
http://www.henrigougaud.fr
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