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Contes d'Henri Gougaud :Le village
Le village
" Il était une fois un village où les gens se disputaient sans cesse. L'un disait bonjour, l'autre lui répondait que le jour n'était pas aussi bon qu'il le prétendait, un troisième rétorquait que le ciel était bleu, et donc que l'on pouvait parler sans erreur de " jour bon ". Là-dessus le premier soucieux de n'être pas en reste, estimait qu'il pleuvrait avant le soir tombé, un quatrième braillait, par la culotte de Dieu, que ces supputations météorologiques lui cassaient les oreilles, le forgeron venait brandir sa masse d'arme et les femmes entonnaient leurs chorales acariâtres. Bref, ces gens n'étaient d'accord sur rien, sauf sur le fait d'être sur tout en désaccord.
Or un soir, comme passait un ange sous l'orme de la place, un vieux dit calmement :
- Nous manquons de sagesse.
Autour de lui on se racla la gorge, et chacun convint que la raison n'habitait certes pas chez le voisin d'en face. Pour la première fois on se prit à réfléchir. Le vieux profita de cette marée basse pour avancer une idée qui le tarabustait depuis que sa femme lui avait cassé le nez d'un coup de poêle à frire.
- Mes amis, dit-il, je connais bien Venise.
On bâilla.
- Et alors ?
- C'est une ville sainte. La sagesse y pousse aussi dru que le chiendent chez nous. Allons en acheter. Nous la cultiverons, et nous vivrons en paix.
Les hommes convinrent qu'en effet quelques graines d'esprit ne seraient pas de trop dans leur jardin public. Ils décidèrent donc, puisque dans cette ville on trouvait à profusion de cette denrée rare, d'y faire leur marché. Ils désignèrent trois d'entre eux parmi les plus sobres. On leur donna cinquante écus, un sac à provisions, une barque, et dès l'aube du lendemain ils hissèrent la voile.
A peine débarqués à Venise, tout farauds, ils coururent après les gens.
- Hé, monsieur, ho, madame, auriez-vous s'il vous plaît de la sagesse à vendre ?
On les crut fous, on haussa les épaules. Tout le jour, bravement, ils arpentèrent les rues et les places en quête de ce bien précieux qu'ils étaient venus chercher. Au soir, comme ils interrogeaient une servante sourde dans la taverne où ils avaient pris logement, un élégant malandrin vint s'asseoir à leur table.
- De l'esprit ? leur dit-il. J'en vends. De la sagesse ? Il m'en reste un coffret. Allons, vous me plaisez. Je peux vous le céder pour cinquante écus d'or. C'est donné.
Les autres lui tendirent leur bourse. L'escroc s'en fut dans l'arrière-cuisine, attrapa une souris, la fourra dans une boîte en fer, revint et dit aux trois compères :
- Ne soulevez pas ce couvercle avant d'être chez vous. La sagesse est dedans. Son parfum est capiteux mais fragile. Craignez qu'il ne s'évente. Bon retour sur vos terres, heureux hommes !
Les trois godelureaux s'en allèrent, chacun voulant porter leur trésor sous son bras, se disputant déjà l'honneur d'être celui qui poserait la boîte à l'ombre de l'orme, dans un silence ému, devant le village assemblé.
Le lendemain ils reprirent la mer. Or, comme ils naviguaient :
- Puisque cette sagesse doit être partagée, dit l'un, j'ai envie d'en flairer l'odeur, en guise de hors-d’œuvre.
- Bonne idée. Moi, aussi, répondis le deuxième.
Le troisième dit :
- J'entends gratter dedans.
La boîte à peine ouverte la souris bondit dehors et bientôt disparut dans le fond du navire. Les hommes lui coururent après. Ce fut en vain. Ils débarquèrent dans le village en fête penauds comme des pénitents. Ils avouèrent tout.
- La sagesse ? On aurait dit un rat. Elle nous a échappé. Elle s'est cachée quelque part dans la cale.
On gronda autour d'eux. On leva les bâtons. Alors le vieux ouvrit les bras et dit :
- La sagesse, messieurs, est là, dans ce bateau. C'est le point essentiel. Tirons-le donc au sec. Qu'on monte la garde autour de lui afin qu'elle n'en sorte pas, et nous irons tous les dimanches dans ce temple nouveau nous imprégner de son parfum. Ainsi nous deviendrons des gens estimés de Dieu.
Ils firent ainsi. Et de ce jour, chacun redoutant fort l’œil pointu du voisin, ils prétendirent tous avoir le nez sensible et ne parlèrent plus, sereins comme des papes, que de beautés profondes. "
(Henri Gougaud, L'arbre d'amour et de sagesse)
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Commentaires
1PestouneMercredi 7 Janvier 2015 à 12:56Ils avaient un sage, un seul parmi eux et ils ne le savaient pas. Dans sa grande sagesse, le vieux a su semer les graines de la paix. La sagesse est-elle pour autant entrée dans leur coeur ? J'en doute mais au moins le calme règne et tous vont se retrouver autour de ce bateau et peut être enfin s'apprendre et se comprendre ? Très beau conte, Renal. Henri Gougaud est un aussi bon narrateur que l'était Shéhérazade lorsqu'elle se lança dans mille et une nuit d'histoires afin de sauver sa vie.Répondre-
renalMercredi 7 Janvier 2015 à 14:05
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