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Contes d'Henri Gougaud : Un jour chez Ryoben
Un jour, chez Ryoben
L’empereur est vieux, fatigué. Les danses rouges, les musiques, les femmes, les ors, les désirs, tout cela se fond désormais dans des brouillards indifférents. Il n’a plus le cœur à la fête. Et d’ailleurs, l’a-t-il jamais eu ? Seul son esclave le plus proche connaît le mal qui trop souvent fait tomber son front dans sa main. Aucun fils ne lui est venu, et plus que jamais il en souffre. Heureusement, de temps en temps, il s’évade en catimini. Il revêt un manteau de laine et par une porte discrète au fond de son vaste jardin il sort dans la friche venteuse. Il respire enfin sans souci. Au loin, dans la vallée déserte, à l’ombre d’un vieux pin penché est un feu malingre qui fume, un balai appuyé au mur. La cabane de Ryoben. C’est là qu’il retrouve la paix à boire en silence le thé en compagnie du saint ermite, à parler de tout et de rien, à regarder le temps passer.
Ils sont ensemble, ce jour-là, assis devant la porte basse. Brise légère. L’empereur chauffe ses mains au bol fumant que Ryoben vient de remplir. Il lui dit enfin :
- Mon ami, tu es l’homme le plus exquis, le plus sage et le plus savant qu’il me fut donné de connaître. Tu sais que je n’ai pas de fils. Le temps m’a blanchi les cheveux, le manteau impérial me pèse. J’aimerais que tu me succèdes. Je t’offre mon trône. Prends-le, et je pourrai mourir en paix.
Ryoben relève la tête. Pas une ride de son front, pas un poil de sourcil ne bougent, mais il rougit légèrement et son regard s’embrume un peu. L’empereur insiste.
- Imagine. Tous les pouvoirs, tous les plaisirs, droit de vie et de mort partout, jusqu’au fin fond de ton empire, sofas, concubines, thés rares, bibliothèques, temples, prisons, tout ce que j’ai, je te le donne. Es-tu content, dis, mon ami ?
En vérité, il n’a pas l’air. Il semble même, en ses dedans, avoir du mal à maîtriser un dragon levé du pied gauche.
- Pardonne-moi, dit-il, glacial. Il me faut aller me laver.
Il tourne les talons, descend vers le ruisseau, s’accroupit dans l’herbe du bord, plonge sa tête dans l’eau vive. Un paysan du voisinage s’en vient par le sentier pentu. Sa chèvre trotte à son côté.
- Ho, Ryoben, que fais-tu là ?
- Ne vois-tu pas ? répond l’ermite. Je me décrasse les oreilles. L’empereur m’a craché dedans des paroles extrêmement sales. Il m’a proposé ses pouvoirs, son palais, son manteau, son trône. Bref il veut me voir comme il est !
L’autre soupire.
- Je comprends. Mais voilà le ruisseau souillé par ces impériales sottises. Allons, ma chèvre, nous rentrons. Tu ne pourras pas boire ici avant au moins demain matin.
(Henri Gougaud, Le livre des chemins)
http://www.henrigougaud.fr
Photo Renal
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