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Histoire de celui qui dépensa tout et ne perdit rien. (4)
Extraits du livre de Jacqueline KELEN
« Histoire de celui qui dépensa tout et ne perdit rien. »
Mon fils, mon fils bien-aimé, c’est bien toi. De loin je te reconnais malgré ta maigreur et ta démarche claudicante, je te vois te hâter, j’entends battre ton cœur, il résonne comme une harpe dans ma poitrine. Comme tu m’as manqué, cher enfant. Les ans ont passé sans ternir ton image, sans émousser mon attente. Depuis ton départ, le mûrier à l’ombre bienfaisante a élargi sa frondaison, les troupeaux ont prospéré et les grappes violettes foulées au pressoir ont donné un vin vigoureux, mais tu manquais à ce festin, tu manquais à ma joie.
Ta mère n’a cessé de t’attendre, elle aussi, en gémissant. Elle te voulait pour elle, moi je te veux pour toi. Tu as grandi, tu as mûri, tu as pris la mesure de ta liberté et de tes limites et c’est bien ainsi. Surtout, n’aie regret ni honte, ne te sens pas coupable puisque tu reviens, puisque tu es là. Même si tu te prosternes en pleurs, je n’ai pas idée de la moindre punition à ton encontre et je n’ai rien à te pardonner. L’amour que je te porte est bien au-delà du châtiment et du pardon, il ne règle pas des comptes ni ne remet les dettes, il se tient bien plus haut que ces calculs d’usurier. Tu es revenu, riches de tes rencontres et de tes épreuves. Ne pleure pas mon enfant, ne mêle pas tes larmes amères à mes pleurs de joie. Je te retrouve, je te serre dans mes bras, mais tu n’es pas captif, ici tu es délivré de toute entrave, de toute malédiction, je te hisse vers la lumière. (Le père)
L’homme vit peu de temps et il se livre à ses passions, à ses folies, sans essayer de les gouverner, de les comprendre. Il se laisse emporter par la colère, la jalousie, l’avidité ou l’ambition. Tous ces démons encombrent le monde, semant la discorde et la zizanie. Tes qualités sont très précieuses et j’apprécie ta présence à mes côtés, ta loyauté indéfectible. Mais mon amour de père t’est donné dès le départ, tu n’a rien réclamé en cet instant. En restant auprès de moi tu as choisis ta voie comme ton frère à décider de la sienne en quittant la maison, et tous les deux je vous ai bénis. Ou bien tu te sens-tu- malheureux parce que j’embrasse quelqu’un que je devrais réprimander et punir ? Comment si la sollicitude et la tendresse étaient réservées aux seuls justes, aux hommes impeccables, alors que l’être humain est avant tout fragile, faillible et digne de pitié. Mon rôle de père consiste à panser, soigner et relever celui qui s’est égaré et meurtri sur le chemin. Pourquoi le cœur de l’homme est-t-il si ombrageux ? Que trame-t-il de si compliqué ? Pourquoi l’aîné se compare t-il au cadet et réclame davantage ? Rien n’est fixé à tout jamais. Il n’est point de lac qui ne rêve un jour de devenir fleuve et la rivière vagabonde ressent un jour l’envie de se reposer en se perdant à l’estuaire ou en devenant un calme étang.
(Réponse du père au frère jaloux)
Colmar, décembre 2021
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